..C’est donc à une sorte de numérisation généralisée de l’existence que l’on assiste par où le « donné mondain » se transmute en monde de données et informations, celles-ci pouvant être encodées et intégrées dans des suites logicielles et autres « programmes » par lesquels se développent aujourd’hui les « mondes virtuels » comme avant-postes de la virtualisation du monde. Un monde tendant par là à devenir totalement transparent à lui-même, totalement dévoilé, sans mystère, sans altérité ni négativité, ceux-ci disparaissant dans leur saisie par le code comme vulgaires paramètres dans une équation non-linéaire et fractale ou variables supplémentaires d’un algorithme « récursif », « itératif », etc.. Et comme le disaient déjà Max Horkheimer et Theodor W. Adorno dans un texte contemporain de la naissance de la cybernétique, «lorsque dans une opération mathématique, le non-connu se transforme en inconnue d’une équation, cette inconnue devient par la même archiconnue, avant même qu’une valeur ne la détermine. Avant et après la théorie des quanta, la nature est ce qui doit être appréhendé mathématiquement ; même l’insoluble et l’irrationnel n’échappent pas aux théorèmes mathématiques. »[1] Ce qui n’est pas sans faire penser à la mention que fait Günther Anders de la question de la laideur, et du mal, dans les théodicées classiques du type de celle du philosophe néoplatonicien Plotin « qui en lui accordant une place déterminée dans son système la dépouille par là même de sa négativité. »[2] Il en va donc de même des « objets monstrueux » de la nature, en soi et au-dehors, que la science et les mathématiques avaient auparavant pour habitude de délaisser. La nature dès lors est de nouveau idéalisée mais comme multiplicité mathématique, comme monde de données et informations et comme réseau de messages et de signes. Et ce qui est donc là en jeu, comme le rappelait également Jean Baudrillard, c’est l’idée d’une disparition du Négatif dans le monde à l’instar du négatif de l’image photographique dans son passage de l’analogique au numérique. Celle-ci pouvant alors, par la convergence des technologies, se reproduire indéfiniment, se disséminer et circuler librement et sans attache dans le maillage de plus en plus serré, de plus en plus hégémonique des flux du Réseau des réseaux de communication planétaire qui tendent à tout transformer en une « réalité » virtuelle, digitale, informatique, numérique.
Et ce destin de l’image dans le numérique est également celui de la mutation anthropologique, culturelle et sociale, un immense processus de "bloomification" en quelque sorte par où « le sujet disparaît, mais au profit d’une subjectivité diffuse, flottante et sans substance – ectoplasme qui enveloppe tout et transforme tout en une immense surface de réverbération d’une conscience vide, désincarnée – toute chose rayonnant d’une subjectivité sans objet – chaque monade, chaque molécule prise dans les mailles d’un narcissisme définitif, d’un retour-image perpétuel. »[3] Vision qui, soit dit en passant, n’est pas sans faire penser aussi au processus d’abstraction, de dématérialisation du sujet et de fluidification de la forme dans la peinture futuriste du début du 20ème siècle qui cherchait à saisir le dynamisme énergétique et le vitalisme machinique des nouvelles formes de vie liées à l’avènement de la métropole moderne, toute chose se traduisant également par la conception de « l’homme multiplié par lui-même, élève de la Machine » que Marinetti et les futuristes se proposait de développer. Un Homme multiple, élevé par la Machine donc, qui pour les futuristes devait même surpasser le dionysiaque Surhomme nietzschéen encore trop passéiste au goût de Marinetti, mais qui pour Yannis Constantinidès s’est finalement traduit, comme on l’a vu, par l’avènement de son opposé, un avatar du Dernier homme, un « homoncule » à la subjectivité rhizomatique démultipliée, l’homme-flux, esclave et dépendant plutôt que maître de ses machines et gadgets. Quoiqu’il en soit, c’est bien en effet quelque chose de l’ordre de ce que Jean Baudrillard énonçait que l’on peut aussi aujourd’hui observer à loisir dans les divers « réseaux sociaux » de type MySpace ou Facebook au fulgurant succès. Applications de « social networking » de notre « ère post-média » permettant, ou plutôt incitant, la mise en œuvre d’un « jeu des masques » et des « identifications multiples » par la grâce de l’ingénierie logicielle les ayant parfaitement intégrés dans ses produits, services et autres « dispositifs » techniques.
Rappelons ici que pour Giorgio Agamben, qui en reconstitue la généalogie théologique, un dispositif est « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. »[4] Il implique nécessairement un processus de subjectivation/désubjectivation, c’est-à-dire la production et la configuration d’un sujet, d’un type d’homme. Et comme machine à produire de la subjectivation, tout dispositif est aussi une machine de gouvernement. Le dispositif dispose de l’homme. Il est d’ailleurs lié au processus d’ « hominisation » qui a rendu humains les animaux de l’espèce homo sapiens et par lequel le vivant se sépare de la nature, de lui-même et de son milieu. Et s’ils existent depuis que l’homo sapiens est apparu, « il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif. »[5] C’est ainsi que l’on peut définir la phase de développement capitaliste qui caractérise l’époque dans laquelle nous vivons comme une immense accumulation et prolifération de dispositifs qui par conséquent engendre également une prolifération et une démultiplication des processus de subjectivation. Cette époque, nous dit Giorgio Agamben, est donc aussi nécessairement caractérisée par « un processus de dissémination qui pousse à l’extrême la dimension de mascarade qui n’a cessé d’accompagner toute identité personnelle. (..) Mais aujourd’hui processus de subjectivation et de désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour ainsi dire, spectrale. »[6]
En ce sens les divers dispositifs de « social networking » comme une multitude d’autres applications multimédias peuvent être vus comme de simples sous-programmes du macro-dispositif que constitue le Web, la Toile (d’araignée), piège subtil dont la prolifération virale, épidémique est sous-tendue par le fantasme d’une mise en réseau, d’un maillage global, planétaire, total, si ce n’est totalitaire, de l’ensemble de l’humanité. Fantasme d’un méga-réseau symbiotique, matriciel, à vocation ubiquitaire, qui est du reste au fondement même du « projet cybernétique du monde » dont parlait Martin Heidegger. On l’a dit, c’est le projet d’une saisie de la totalité de l’étant sur le mode du calcul et de l’information et d’une reconstruction du monde comme point culminant du processus d’« arraisonnement » qui se trouve être finalement secrètement porté par la volonté de puissance qui anime la vie. En somme les puissances chtoniennes déchaînées qui se déploient désormais de façon démesurées dans et par la technique devenue médium total se retournant ainsi contre l’homme qui devient objet de l’arraisonnement qu’il avait pourtant mis en œuvre. Et c’est bien ainsi que l’on peut entendre les mots de Jorge Luis Borges, comme nous l’avons déjà évoqué, lorsqu’il fait dire à l’un de ses personnages « que nous sommes comparable au sorcier qui tisse un labyrinthe et se voit forcé à y errer jusqu’à la fin de ses jours. » Une époque implacable plane alors à présent sur le monde et nous l’avons forgé nous qui sommes désormais sa victime.
A cet égard, on peut faire référence à la campagne marketing de l’entreprise californienne de la fameuse Silicon Valley, Cisco Systems, leader sur le marché mondial de technologies informatiques de mises en réseau, et dont les spots publicitaires et le slogan « welcome to the human network », « bienvenue dans le réseau humain » ou encore « bienvenue dans un monde où tout est possible », nous semblent tout à fait significatifs quant aux orientations et surtout à la mythologie cyberculturelle qui sous-tend l’action et la communication de cette méga-corporation transnationale. On peut alors considérer que, de par sa position de leader à l’avant-garde du capitalisme high-tech, la campagne de communication de Cisco Systems, surfant sur la vague du web 2.0, a d’une certaine manière véritable valeur de programme en ce qui concerne le devenir de l’humanité. En effet, en nous conviant dans le monde merveilleux et enchanté de la convergence numérique, du partage, de la collaboration, de la téléprésence, de la communion et de la participation et surtout en nous chantant les louanges de l’hyperconnectivité d’une humanité qu’il s’agit donc de mettre tout entière en réseau dans un univers multimédia, essentiellement « vidéo-ludique », et grâce auquel tout le monde peut, paraît-il, devenir célèbre conformément à la prophétie d’Andy Warhol, c’est aussi à la promotion des virtualités de la Technique-monde et des mutations symbiotiques inéluctables comme stade ultime et peut-être terminal de l'anthropogenèse que l’on a droit. Finalement, pour prendre la mesure du nouvel être-au-monde qui est essentiellement être-au-monde numérique et consécration de « l’être connectif » posthumain, il n’y a qu’à laisser la parole à Cisco qui, dans le cadre du lancement de sa campagne de marketing et par l’intermédiaire de 3D communication, agence conseil en communication, relation presse et stratégies, s’exprime en ces termes :
« “Welcome to the human network”
C’est par cette accueillante invitation que Cisco a choisi de signer sa nouvelle campagne. Plutôt qu’une campagne, il s’agit d’un point de vue sur la manière dont le réseau, méticuleusement élaboré et orchestré par Cisco à travers le monde, transforme en permanence notre façon de travailler, de vivre, de nous divertir et d’enseigner grâce aux échanges qu’il rend possibles. (..) Le développement du Web 2.0 a transformé l’Internet informatif en un formidable réseau participatif. Les sites d’échanges, les logiciels collaboratifs, la co-création de contenu par les internautes suscitent aujourd’hui l’enthousiasme et l’adhésion d’un public toujours plus nombreux. Aujourd’hui premier fournisseur mondial des technologies réseaux pour Internet, Cisco joue un rôle fondamental dans le développement de cette communauté participative. (..) Parce que la technologie Cisco est un formidable vecteur d’échange entre les gens et les communautés, la marque a choisi aujourd’hui de s’inscrire dans la dynamique du réseau participatif et de devenir une référence dans la culture technologique quotidienne des internautes. D’une entreprise de réseaux, Cisco devient l’entreprise du réseau. Cisco montre, à travers cette prise de parole, non seulement les potentialités de la technologie collaborative mais surtout les possibilités infinies qu’ouvrent la multiplication et l’accélération des échanges entre les gens. »
3.6 “Become the media!”: de l’hacktivisme au web 2.0
Félix Guattari quant à lui prévoyait au tout début des années 90, l’émergence d’une subjectivité post-médiatique « consistant en une réappropriation individuelle collective et un usage interactif des machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de culture. »[7] dans un contexte de convergence, un processus encore en devenir de « jonction entre la télévision, la télématique et l’informatique », alors que le câblage et le satellite doivent permettre « de zapper entre 50 chaînes, tandis que la télématique nous donnera accès à un nombre indéfini de banques d’images et de données cognitives. » C’est alors qu’avec ce renversement du pouvoir mass-médiatique surplombant, vertical, unilatéral, les attitudes de passivité ainsi que le caractère de suggestion et d’hypnotisme qu’il engendrait devraient aller en s’estompant. Par conséquent, il voyait dans le déploiement d’une multitude de « pratiques moléculaires alternatives » issues de cette « réappropriation », la possibilité de faire exploser comme un pare-brise fissuré le pouvoir grandissant de l’ingénierie logicielle qui pour le coup ne déboucherait pas « nécessairement sur celui de Big Brother ». ..
[1] Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, « Le concept d’ « Aufklärung » » in La dialectique de la Raison, éd.
[2] Günther Anders, « Le monde comme fantôme et comme matrice » in L’Obsolescence de l’Homme, op. cit.
[3] Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, éd. L’Herne, Carnets, 2007.
[4] Cf. Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, éd. Rivages poche, 2007.
[5] Idem
[6] Idem
[7] Cf. Félix Guattari, « Vers une ère postmédia », Parution initiale dans Terminal, n°51, octobre-novembre 1990.