Qu’on s’échange des joies
dans un commun amour
et qu’on haïsse d’une seule âme :
C’est un grand remède chez les humains.
Nulle part dans la Bible vous ne trouverez l’idée que la cité des hommes doit s’accommoder de la violence fondatrice, lui faire sa place, sous prétexte que « c’est un grand remède chez les humains ». Dans un mouvement qu’il faut bien qualifier de prétotalitaire, Eschyle se fait le berger de cette violence. C’est aussi le sens profond et violent de Heidegger quand il parle du berger de l’être. Celui-ci, je ne sais pourquoi, m’a toujours fait songer au loup déguisé de la fable. Sous la fourrure immaculée de l’agneau sacrificiel, une patte noire se devine.
L’âme unique de la haine : cela veut la haine que tous les citoyens éprouvent simultanément mais aussi et surtout la haine qu’ils éprouvent pour un seul et même individu ou groupe d’individus. Eschyle ne le dit pas clairement.
Tout ce que dit Eschyle suppose la sélection d’un bouc émissaire, et même d’un bouc émissaire arbitraire, mais ni son œuvre ni les Grecs en général ne mentionnent directement celui-ci. On ne peut pas se passer d’un bouc émissaire pour faire fonctionner le système, cependant il n’est jamais question de lui en tant que tel, mais seulement du système fondé sur lui.
Seule la Bible mentionne la victime en tant que victime. Il n’est même question que de cela. Nos écoles d’interprétation ne s’intéressent pas à cette différence, non plus que la plupart des exégètes religieux. La clameur de Job, la clameur incessante des victimes, cela peut-être rend la Bible insupportable à bien des gens, peut-être à tous les hommes sans exception.
Seul Nietzsche , paradoxalement, prête attention à la voix de ces victimes. Mais il ne le fait que pour les accabler davantage, et les accuser de « ressentiment ».
La vengeance intériorisée, la vengeance « rentrée » des mauvais chrétiens est un mal terrible assurément, mais il faut être l’enfant gâté de la Bible et de l’hellénisme au sens d’Eschyle, il faut vraiment avoir oublié le goût du sang noir dans la poussière pour chercher dans le retour à la vengeance réelle, comme le fait Nietzsche, sciemment ou inconsciemment, le nouveau grand remède contre le ressentiment. Nietzsche intervertit follement Eschyle. Nietzsche est vraiment fou mais personne ne s’en aperçoit dans un monde qui fait tout pour rattraper sa folie.
René Girard ('la Route antique des hommes pervers')