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14.1.07

"Le cannibalisme aztèque est donc bien réel mais on considère généralement qu'il a été fort exagéré par les Espagnols désireux de légitimer leur conquête. Or quand on étudie le sacrifice humain du Mexique ancien, on se rend compte qu'au contraire ils ont plutôt fait preuve de retenue et de discrétion.
Certes, Cortés mentionne le sacrifice humain et le cannibalisme parmi les crimes, « contre l'humanité » dirions-nous aujourd'hui, qu'il convient d'extirper. Et il est vrai que, lorsqu'il s'adresse à Charles Quint, il y voit une des justifications morales de la conquête, au même titre, sinon davantage, que l'évangélisation, la libération des Indiens des tyrans qui les oppriment ou l'introduction au Mexique d'un niveau de vie supérieur. Mais il faut bien se dire que, du point de vue légal, ses hommes et lui ne font que traduire dans les faits le mandat qu'a conféré à l'Espagne l'autorité morale et supranationale de l'époque, la papauté. Ils n'ont donc pas à légitimer leur conquête à cet égard.
Si on examine les sources de près, force est de constater que l'anthropophagie mexicaine est loin d'être exclusivement rituelle. On lit par exemple dans les Annales de Cuauhitlán, rédigées en nahuatl (ou aztèque) que les Chichimèques, considérés par les Mexicas comme de valeureux barbares et ancêtres de la plupart d'entre eux, « faisaient des prisonniers et les mangeaient mais ils ne les tuaient pas devant leurs dieux ». D'après les Relations de Tetela et Hueyapán , les seigneurs mangent des dindes, du gibier et de la chair humaine. On dévore aussi des hommes pour se venger.
En 1427, l'élite de México-Tenochtitlán veut entamer la guerre de libération qui permettra l'essor de l'empire mexica mais les gens du commun se méfient. Les nobles leur promettent la victoire, ajoutant qu'en cas de défaite, « nous nous livrerons entre vos mains pour que notre chair soit votre nourriture et que vous vous vengiez de nous et nous mangiez dans des pots cassés et souillés, pour qu'en tout, nous-mêmes et nos chairs soyons traités de façon infâme ».
Offrir sournoisement à un roi la chair d'un de ses sujets est une offense majeure. En 1469, le souverain de Tenochtitlán fait tuer et cuire des ambassadeurs de la cité voisine de Tlatelolco et en fait offrir des parts au roi de cette cité qui les mange sans savoir de qui il s'agit. Lorsqu'il l'apprend, il en résulte cinq années de guerre. Bartolomé de Las Casas, le célèbre défenseur des Indiens, affirme que les Mayas mexicanisés du Guatemala sacrifient et mangent des princes et des nobles « pour épouvanter l'ennemi et lui faire peur et le terroriser ». On ne se contente pas de menacer l'ennemi, on le dévore. Si des marchands déguisés, en expédition dans des terres lointaines, sont reconnus, on leur tend une embuscade et on les tue, puis on les mange avec du poivre du Chili. Le détail est important, car les victimes immolées en sacrifice sont, elles, assaisonnées seulement de sel.
Mais c'est surtout la conquête du Mexique par les Espagnols qui nous offre des témoignages particulièrement éloquents sur l'anthropophagie. Les Espagnols, quelques centaines, reçoivent dès le début l'appui de plusieurs cités et régions hostiles à l'oppresseur ou l'ennemi mexica. En novembre 1519, ils entrent à Mexico, où ils sont bien reçus par Moctezuma qui attend le moment propice pour les massacrer ; mais ils prennent les devants en s'assurant de la personne de l'empereur. Cinq mois plus tard, les Mexicas se révoltent et, finalement, les Espagnols doivent fuir, au prix de très lourdes pertes dans leurs rangs. En 1521, ils reviennent à la charge et investissent la ville, avec leurs alliés notamment de Tlaxcala.
Le siège dure trois mois, avec des combats presque quotidiens. Pendant ce siège, lors d'une expédition contre les Matlatzincas restés fidèles aux Mexicas, un lieutenant de Cortés se lance à la poursuite d'une troupe ennemie : « Et sur le chemin [...] ils trouvèrent plusieurs charges de maïs et d'enfants rôtis dont ils avaient fait provision et qu'ils avaient abandonnées en voyant les Espagnols. » (Lettre de Cortés.)
Alors que les Espagnols ont souvent faim, l'approvisionnement laissant à désirer, leurs alliés indiens s'en donnent à coeur joie et mangent sans complexes leurs ennemis ou leurs anciens maîtres. Peu après, à Mexico, toujours selon Cortés, « [... ] au cri de Santiago ! nous tombâmes au milieu d'eux, les perçant de nos lances, les bousculant, et en jetant une foule par terre que nos alliés achevaient, de sorte qu'il en périt en cette affaire plus de cinq cents, tous personnes principales et de leurs meilleurs guerriers. Cette nuit-là, nos amis firent bombance, car ils enlevèrent par morceaux tous ceux que nous avions tués pour s'en régaler à loisir. » « Les Mexicains [... ] y laissèrent plus de douze mille des leurs, morts ou prisonniers, que nos alliés traitaient avec une cruauté barbare, quelque défense ou quelque châtiment que nous leur infligions. »
Les Mexicas supplient les Espagnols de les achever plutôt que de les laisser à leurs alliés. Vers la fin, lors de la prise d'un des derniers bastions, « le massacre que l'on fit de ces malheureux Mexicas tant à terre que dans la lagune fut épouvantable ; on en tua et on en prit plus de 40 000. Les cris, les pleurs et les sanglots des femmes et des enfants nous déchiraient à tous le coeur et nous avions toutes les peines du monde à empêcher nos amis [indiens] de tuer et faire de telles cruautés [...] laquelle cruauté jamais on ne vit chez aucun peuple, aussi brutale, aussi éloignée de tout ordre de la nature, que chez les naturels de ces régions. Nos amis firent ce jour grand butin et nous ne pouvions aucunement leur résister, car nous étions environ 900 et eux plus de 150 000. » Passons sur les 40 000 et les 150 000, évidemment excessifs : lorsque Cortés ou n'importe quel auteur de l'époque avance des chiffres, il donne une impression, pas un renseignement précis. Cependant, quand enfin les Mexicas se rendent, les conquistadors essaient en vain d'empêcher leurs « amis » de tuer les restes de la population qui quittent la ville : «J'avais prévu que dans toutes les rues il y ait des Espagnols pour empêcher nos amis de tuer ces malheureux qui sortaient et qui étaient innombrables. Je dis aussi à tous les capitaines de nos amis qu'en aucun cas ils ne pouvaient permettre de tuer ceux qui sortaient ; mais ils étaient si nombreux qu'on ne put les empêcher de tuer et de sacrifier ce jour-là plus de 15 000 âmes. »
Pourquoi Cortés raconte-t-il ces scènes de tuerie et de cannibalisme à grande échelle ? Pour charger les Indiens en inventant des mensonges ou en amplifiant outre mesure ? Pour justifier, un peu tard, sa conquête ? Evidemment pas. S'il avait inventé, il aurait eu le bon sens d'accuser ses ennemis mexicas, pas ses propres alliés ! Non, s'il avoue ce qui s'est passé et ce qu'il n'a pu empêcher, c'est parce que ce sont ses alliés qui s'en sont rendus coupables et qu'il en est responsable. Et il avoue surtout parce qu'il ne peut faire autrement. Bien sûr, il aurait préféré n'en rien dire. La preuve ?
Après sa fuite de Mexico en 1520, il se replie sur Tlaxcala qui, en dépit de dissensions internes, lui reste fidèle. Après avoir repris des forces, il recommence la guerre par des campagnes contre des cités aztèques qui ont tué des Espagnols, en particulier contre Tepeaca, où la guerre est longue et dure. Et c'est alors que pour la première fois il voit ses amis indiens dévorer des milliers d'ennemis. Mais dans sa lettre du 30 octobre 1520 à Charles Quint, il se borne à écrire qu'il a fait de dures représailles contre la région, sans souffler mot du cannibalisme de ses alliés.
A Tepeaca, il n'est qu'un vaincu qui essaie de reprendre le dessus et il ne peut se permettre ni d'empêcher ses alliés de faire bombance - ils s'en iraient ou se tourneraient contre lui - ni d'en parler à son roi. Mais, vers la fin de l'année, certains de ses hommes, amis du gouverneur de Cuba Diego Velázquez - aux ordres duquel Cortés a désobéi et auquel il a en quelque sorte volé le Mexique - exigent de rentrer à Cuba où ils critiquent Cortés, l'accusant notamment d'avoir toléré et même encouragé l'anthropophagie.
Peu après, une instruction est ouverte contre lui à ce sujet. Voici un extrait des questions posées aux témoins, si manifestement hostiles à Cortés que l'affaire n'aura pas de suites : « S'ils savent, croient, voient ou entendent dire que ledit Hernán Cortés emmène avec lui beaucoup d'Indiens [...] qui mangent de la chair humaine et leur donne beaucoup d'Indiens et qu'autour du camp ou de l'endroit où se trouve ledit Hernán Cortés il y a couramment des billots où on découpe les corps humains comme dans des boucheries publiques et qu'on les rôtit et les bout et en fait différents mets à manger, et qu'ils les mangent [... ] et que l'admet et le promet ledit Hernán Cortés et que quelques-uns des Espagnols se sont habitués à manger et mangent de la chair humaine [...]. » Aussi, quand les scènes d'anthropophagie se produisent lors du siège de Mexico, il ne peut plus le cacher à Charles Quint et il raconte, sans trop insister. Mais il est triomphateur, le pays est pacifié, on lui pardonne plus facilement sa passivité de toute façon inévitable, et on essaiera de remédier au plus vite au cannibalisme par l'importation de bétail.
En somme, la juxtaposition de tous ces témoignages, dont ceux de Cortés, franchement gênants pour lui et qu'il n'avait aucun intérêt à inventer, montre bien que l'anthropophagie n'était pas exclusivement rituelle. Elle était pratiquée dès le champ de bataille, après (ou même peut-être pendant) le combat et en dehors de tout contexte festif ou religieux - sauf, peut-être, une élévation par le vainqueur d'une partie du vaincu, son coeur par exemple, vers le ciel ou le soleil, mais un bénédicité ne fait pas d'un repas un rite religieux. Ce qui s'est passé à Mexico en 1521 devait aussi se produire lors de chaque prise de ville, mais sans doute à une échelle plus réduite, car à Mexico tous les peuples opprimés par les Mexicas étaient venus participer à la curée.
On comprend à présent pourquoi les sources anciennes n'insistent pas trop sur l'anthropophagie ordinaire des Aztèques. Pour les partisans des conquistadors, c'est en partie à cause de l'implication de Cortés. Quant aux auteurs, religieux ou autres, qui prennent la défense des Indiens, ils n'ont pas intérêt non plus à insister sur cet aspect de la civilisation aztèque, surtout à une époque où la rationalité des Indiens et leur capacité à se gouverner eux-mêmes sont mises en doute par des colons et des humanistes qui s'inspirent des thèses racistes de John Mayor, un Ecossais qui enseignait à la Sorbonne.
Ce cannibalisme n'est pas imputable au manque, parfois sans doute bien réel, de protéines, car seules les cités riches et puissantes peuvent se le permettre. Même ordinaire, il peut difficilement être réprouvé par les Aztèques puisqu'ils imaginent leurs dieux comme les premiers et les plus grands cannibales qui soient, mangeurs d'autres dieux et surtout, pour s'en venger, d'hommes.
Que les auteurs espagnols du XVIe siècle n'aient pas amplifié en parlant des sacrifices humains et du cannibalisme, au contraire, est facile à démontrer. On a vu que les révélations les plus détaillées sont celles qui se rapportent au siège de Mexico. Or, si on examine tous les textes postérieurs, ceux des grands témoins qui ont écrit sur la conquête du Mexique ou la civilisation aztèque, ceux, aussi, qui étaient publiés et lus en Europe, on constate qu'en rapportant ces événements, aucun n'exagère, n'augmente les chiffres avancés par Cortés ou ne se complaît pas dans des descriptions scabreuses. Et beaucoup s'efforcent même d'atténuer, prétendant que ce cannibalisme était purement rituel. Mais pourquoi est-il encore si difficile d'en parler aujourd'hui ?
Les Espagnols ont donc été relativement discrets sur l'anthropophagie. Ils n'en ont en tout cas pas fait un thème de propagande systématique dans toute l'Europe pour discréditer les Indiens, et pour cause : les Indiens sont à l'époque eux aussi des sujets de la Couronne espagnole et le roi n'aime pas les entendre dénigrer. Puis, l'Espagne, peut-être par orgueil, ou parce qu'elle se sent la plus forte, n'a jamais accordé à la propagande extérieure l'importance qu'elle méritait. Mais il en va tout autrement de ses nombreux ennemis européens. Car l'Espagne est la superpuissance du XVIe siècle. Charles Ier d'Espagne est aussi Charles V, empereur du Saint Empire ; il est prince bourguignon ; il règne sur les Pays-Bas, sur Naples et la Sicile tandis que son frère Ferdinand gouverne plusieurs pays d'Europe centrale.
A toutes ces raisons de ne pas l'aimer et de le craindre, on peut ajouter que l'armée espagnole est la meilleure de l'époque et que, quand apparaît le protestantisme, l'empereur se fait le champion de l'orthodoxie catholique. Pour l'Angleterre, la France, les protestants, il s'agit de gagner des amis et surtout de diviser l'ennemi en suscitant des révoltes en son sein. Il est capital de présenter les Espagnols comme des cruels tyrans et de laisser entendre qu'ils traiteraient les vaincus européens comme ils traitaient les Indiens. De là, cette extraordinaire orchestration d'une amplification démesurée des crimes espagnols - indiscutables, tout comme ceux qui ont eu lieu en Amérique du Nord par la suite, et comme ceux des Aztèques eux-mêmes.
Amplification qui, deux siècles plus tard, fait dire à Daniel DeFoe, par le truchement de son Robinson Crusoé qui a coupablement médité de tuer des cannibales pour la seule faute d'être cannibales, que « c'eût été justifier la conduite des Espagnols et toutes les atrocités qu'ils pratiquèrent en Amérique, où ils ont détruit des millions de ces gens, qui, bien qu'ils fussent idolâtres et barbares, et qu'ils observassent quelques rites sanglants, tels que de faire des sacrifices humains, n'étaient pas moins de fort innocentes personnes par rapport aux Espagnols. Aussi, aujourd'hui, les Espagnols eux-mêmes et toutes les autres nations chrétiennes de l'Europe parlent-ils de cette extermination avec la plus profonde horreur et la plus profonde exécration, et comme d'une boucherie et d'une oeuvre monstrueuse de cruauté et de sang, injustifiable devant Dieu et devant les hommes ! Par là, le nom d'Espagnol est devenu odieux et terrible pour toute âme pleine d'humanité ou de compassion chrétienne. Comme si l'Espagne était seule vouée à la production d'une race d'hommes sans entrailles pour les malheureux. »
Montesquieu, dans ses Lettres persanes , écrit : « Les Espagnols, désespérant de retenir les nations victimes dans la fidélité, prirent le parti de les exterminer, et d'y envoyer d'Espagne des peuples fidèles : jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit un peuple aussi nombreux que tous ceux de l'Europe ensemble, disparaître de la terre à l'arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes, avoir voulu en même temps découvrir aux hommes quel était le dernier stade de la cruauté. » « Les nations entières ont été détruites ; et les hommes qui ont échappé à la mort ont été réduits à une servitude si rude que le récit en a fait frémir les musulmans. »
Tout cela explique pourquoi on ne veut pas voir le cannibalisme aztèque tel qu'il était. On est bourreau ou victime, pas les deux à la fois."

© Historia Thématique - 01/07/2003 - N° 084 - Rubrique Mayas, Incas, Aztèques : Les peuples du Soleil - P 74 - 2876 mots - Dossier : Michel Graulich
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