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23.9.04

Ce point de vue a été contesté par beaucoup, et avec plus de talent peut-être par Samuel Huntington. Il a défendu l'idée qu'au lieu de progresser vers un seul système, le monde restait pris au piège d'un "choc des civilisations" où six à sept grandes communautés culturelles coexisteraient sans converger, qui créeraient les nouvelles lignes de fracture d'un conflit mondial. Les attentats qui ont atteint le cœur du capitalisme mondial étant manifestement le fait d'extrémistes islamiques contrariés par l'existence même de la civilisation occidentale, les observateurs ont nettement donné l'avantage à la thèse du "choc" émise par Huntingon sur ma propre conception de "la fin de l'histoire".

Interprétant Hegel à la manière de Kojève, Fukuyama soutient, dans La Fin de l'histoire ou le dernier Homme, que la démocratie, indissociable du progrès technique, finira par s'imposer dans le monde entier. Alors triomphera le dernier Homme, plus soucieux d'assurer son bien-être que d'affirmer sa valeur par des oeuvres géniales ou par des guerres.
Ce dernier Homme, qu'on peut aussi appeler l'Homme démocratique, a été amputé de la partie centrale de l'âme humaine, le thumos, lequel avait été la principale caractéristique de l'Homme historique. Fukuyama se rattache ici à la tradition remontant à Platon, selon laquelle l'âme humaine est divisée en trois parties: le noos, correspondant à la tête; thumos, le courage, correspondant au coeur; l'épithumia, le désir, correspondant au ventre. Le thumos, dont l'atrophie signe l'identité du dernier Homme, est le siège de cette partie noble de l'affectivité qui est la source du courage, du sentiment de fierté et de dignité, des actions glorieuses en amour, dans les arts ou à la guerre. Chez le dernier Homme, ne subsistent donc que la raison et le désir. La raison du technicien, le désir du consommateur. «Pour Nietzsche, écrit Fukuyama, l'homme démocratique était entièrement composé de désir et de raison, habile à trouver de nouvelles ruses pour satisfaire une foule de petits désirs grâce aux calculs d'un égoïsme à long terme. Mais il manquait complètement de mégalothumia, se satisfaisant de son bonheur mesquin et étant hors d'état de ressentir la moindre honte de son incapacité à s'élever au-dessus de ses désirs.» (Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 340).

Reptile pacifique, prédisait Chateaubriand! Chien heureux constate Fukuyama: «Un chien est heureux de dormir au soleil toute la journée, pourvu qu'il soit nourri, parce qu'il n'est pas insatisfait de ce qu'il est. Il ne se soucie pas que d'autres chiens fassent mieux que lui, ou que sa carrière de chien soit restée stagnante. Si l'homme atteint une société dans laquelle il aura réussi à abolir l'injustice, sa vie finira par ressembler à celle du chien» (ibid., p. 351). On perçoit l'écho lointain de la voix de Nietzsche, à propos du dernier Homme: «un peu de poison ici et là pour faire des rêves agréables, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement» (Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Le livre de poche, 1963, p. 23).

Si vous ne voulez plus que Pâris et Ménélas se disputent Hélène, vous devrez renoncer à Homère. Napoléon vous apparaît comme un maître trop ambitieux' Vous devrez renoncer à Beethoven et à Victor Hugo. Point de Borgia, point de Machiavel. Vous voulez réduire Périclès à la taille commune? Renoncez au Parthénon. L'avenir sera purgé de ces êtres excessifs quand, sous les effets combinés de la démocratie et de la technique, le thumos aura été complètement éradiqué. Paradoxalement, l'Homme historique avait besoin de la démesure de certains, de leurs injustices, pour que s'éveillent en lui ses plus hautes vertus et qualités. Ce qu'on a appelé sa culture est le résultat de cet éveil provoqué par la tragédie. Si l'on identifie l'Homme à cette culture, il faut en conclure qu'à la fin de l'Histoire, il n'y aura plus d'Homme, mais à sa place un animal: Kojève affirmait:

«Si l'Homme redevient un animal, ses arts, ses amours, ses jeux devront également redevenir "naturels". On devrait donc tenir pour admis qu'après la fin de l'Histoire, les hommes feront leurs édifices et leurs oeuvres d'art comme les oiseaux construisent leurs nids et comme les araignées tissent leurs toiles, qu'ils exécuteront des concerts musicaux à la manière des grenouilles et des cigales, qu'ils joueront comme de jeunes animaux et qu'ils s'abandonneront à leurs amours comme des bêtes adultes.» (ibid., p. 430, note 20.)

Outre qu'il est légitime de redouter davantage un tel paradis qu'un enfer semblable à celui du début du présent siècle, il est fort possible, sinon probable, qu'à supposer même qu'il se réalise, le paradis technico-démocratique soit le prélude à une violence par rapport à laquelle celle de Staline et d'Hitler paraîtra un jeu d'enfants. En tant qu'individu, certes, l'Homme démocratique n'est pas porté à la guerre et il l'est de moins en moins à mesure que son thumos, et son courage donc, s'atrophie. Dans le passé, son insatiable désir a toutefois obligé ses chefs à se lancer dans des guerres de conquête. Ce sont de telles guerres qui provoquèrent la chute de l'empire athénien. La plus puissante démocratie de l'histoire, les États-Unis d'Amérique, dispose en ce moment, grâce aux nouvelles techniques de communication, de tous les moyens nécessaires pour mener une guerre sans faire appel au courage de ses pacifiques citoyens. Pendant la guerre du Golfe, il y eut 340 morts du côté des Américains et de leurs alliés contre 40 000 et sans doute davantage du côté des Irakiens.

La fin de l'Histoire pourrait très bien être marquée par les débuts d'une ère où les erreurs tragiques de l'histoire seraient amplifiées par une technique de plus en plus puissante au service d'une humanité de moins en moins morale. Lewis Mumford rappelait déjà, il y a plus de trente ans, dans The Conduct of Life, qu'on avait mis les grandes ressources de l'abstraction scientifique à la disposition d'imbéciles moraux et de psychotiques. Or, et Fukuyama est le premier à le reconnaître, il y a de moins en moins de place pour la morale dans la société technico-démocratique. Comme le dernier Homme de Nietzsche, l'Américain moyen ne songe qu'à sa santé. Il se lèvera dans un restaurant pour protester contre le fait qu'un être libre ose allumer une cigarette, mais dans le même restaurant, il ne songera même pas à s'indigner s'il voit «un ami marié en compagnie de sa petite amie. [...] En fait, le commandement "restez en bonne santé" a pris le statut d'impératif moral, le seul dont nous ayons à remplir le grand vide de notre esprit» (ibid., p. 345).

Penser le progrès technique, ce sera donc s'efforcer d'épargner à l'humanité l'avènement du chien heureux autant que celui du robot agressif; le retour du noble orgueilleux et belliqueux semble moins à craindre; il se peut bien que cette espèce soit effectivement en voie d'extinction. Pour ce qui est du dernier Homme, de la fin de l'Histoire et de la technico-démocratie, l'opinion de Max Weber nous paraît plus juste que celle de Fukuyama:

«Après la critique dévastatrice de Nietzsche contre ces derniers hommes qui ont inventé le bonheur, j'aimerais aussi laisser de côté l'optimisme naïf avec lequel la science - c'est-à-dire la technique de maîtrise de la vie qui se fonde sur la science - a été célébrée comme le chemin du bonheur. Qui croit en cela, à part quelques grands enfants dans leurs chaires universitaires ou dans les bureaux des éditeurs...»
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